Sunday, April 11, 2010

je::n'étais::plus::personne

Le dimanche. Jour dédié à la lecture, à l'effort de se préparer, un peu, pour l'arrivée de la semaine.

Pick of the Day: Un article, dit "témoignage," tiré du journal Rue89 -- un endroit, un lieu, une publication que j'aime beaucoup.

Parmi les FAQ: Pourquoi ce nom de "Rue89"?


La rue, parce qu'elle est synonyme de circulation, de rencontre, de vie, de terrasses de café. "89" pour évoquer la révolution, celle de l'Internet et de l'information. Certains d'entre nous pensent que c'est un beau chiffre dans lequel chacun peut mettre ce qu'il veut : la liberté (référence à la Révolution française), les "murs qui tombent" (Berlin) ou l'invention du Web (1989).


L'article suivant, c'est une sorte de réponse à une tentative interactive du [?] monde.fr: Le corps handicapé, vivre après l'accident -- un "récit" dans lequel le corps brisé est encore plus divisé en corps perdu, épuisé, éprouvé, réveillé, espéré.

En tant que Gimp [personne handicapée], je m'y intéresse beaucoup. Pour moi, comme pour ces gens-là, il s'agit d'un deuil continuel -- une perte que l'on doit survivre, oublier, et refuser -- autant que possible.

Et quelquefois, quand ce n'est pas du tout possible? On est censé se taire.

Ignore me -- I have a well-documented bad attitude. Eh bien, voici le récit de Chloé Leprince, journaliste chez Rue89.


Le Monde.fr vient de mettre en ligne « Le corps handicapé, vivre après l'accident », un récit multimédia. Depuis l'hôpital de Garches, quatre patients racontent avec des mots simples la vie d'après. Je ne connais pas Garches, je n'y ai pas été hospitalisée. Mais tout m'est familier dans ces images simples, immédiates. Même si eux sont tétraplégiques ou paraplégiques et moi, pas.

Lorsque l'aventure de Rue89 a commencé, quelque temps avant mai 2007, j'étais à l'hôpital depuis plus de six mois. J'y suis restée dix au total, avec des périodes d'hôpital de jour. Ça veut dire : dormir à l'extérieur. J'ai fait envoyer mes premiers articles de là-bas, sur clé USB et sous morphine. Gonzojournalisme au pays du MoDem.

Je viens d'un milieu médical. En tant que journaliste, il m'était arrivé d'écrire sur le handicap avant mon accident. Je ne savais rien. Le jour de mes 28 ans, j'ai suivi quelqu'un sur un scooter, on a fait 500 mètres, il a grillé une priorité. Banalité absolue. En faisant un bond de plusieurs mètres après la collision, j'ai atterri sur une autre planète en même temps que je faisais un saut au fond de moi-même.

C'est depuis cette planète que nous parlent les gens rencontrés par le Monde.fr. Ce qui frappe, quand on les découvre, c'est qu'ils sont tout le monde. Ce qui m'avait saisie, quand j'étais à leur place, c'est que je n'étais plus personne.

Le dernier endroit où tous les mondes se croisent

Sortie des soins intensifs, je me souviens que l'hôpital m'était apparu comme le dernier endroit où tous les mondes se croisent -comme on le disait du service militaire. Au fil du turnover du séjour des autres, j'ai partagé ma table de cantine avec une femme qui travaillait en abattoirs, une caissière chez Super U, un navigateur, et beaucoup de retraités.

Chaque matin, j'ai pataugé dans un bassin de deux mètres par trois avec un sexagénaire parfaitement raciste qui n'avait pas dû voir beaucoup de Noirs dans sa vie. Dans cette eau chaude comme dans les bacs d'eau glacée censés juguler la fibrose qui paralysait ma jambe droite, je me souviens avoir eu l'impression de me dissoudre. Vous êtes en maillot de bain, une botte de caoutchouc au pied droit à cause d'un escarre qui ne cicatrisera jamais vraiment, et votre vie vous échappe.

Les gens qui se sont confiés au journaliste du Monde.fr parlent posément. Ils n'ont pas l'air en guerre. Si l'on m'avait tendu un micro il y a trois ans, j'imagine que j'aurais refusé -les journalistes qui disent « je » me laissaient alors si mal à l'aise. En me laissant convaincre, je crois que j'aurais hurlé.

D'ailleurs, j'ai hurlé. Sur les médecins au pouvoir immense qui voulaient interrompre les soins parce qu'il n'y avait « plus d'espoir » de motricité. (aujourd'hui, je marche pourtant sans canne). Sur cette assistante sociale qui tenait tant à m'envoyer à l'AFPA me chercher un autre métier. Sur mes proches, à qui je crachais cette dépendance tellement aliénante.

Quand vous êtes handicapé, une petite voix lancinante vous raconte que vous devez pardonner le mal que l'on vous fait, que vous ne pouvez plus vous fâcher comme bon vous semble. Parce que les gens vous offrent du temps, qu'ils poussent votre fauteuil, et qu'après tout, c'est déjà bien d'être entouré. Cette dépendance obère pour longtemps vos rapports avec le monde de dehors. Elle enferme.

Cette dette immense, je la paye toujours. On m'a dit récemment que j'avais bien de la chance que Rue89 ait eu envie de travailler avec moi « malgré tout ». Je fais pourtant mon métier.

J'ai croisé un jour chez un homme avec qui j'avais un rapport intime un regard qui ressemblait à une faveur. Ce regard ne gifle pas. Il vous pousse sous les roues une seconde fois, avec ce corps aux abdos évanouis et le bruit de l'impact qui siffle encore entre vos oreilles.

Le sexe dont personne ne veut entendre parler
Cette femme qui se confie au Monde.fr parle de libido qui s'envole, d'insensibilité, et puis de caresses, de frissons légers. Je ne suis pas tétraplégique, j'ai quitté mon fauteuil depuis bien longtemps, et les jours sans claudication, rien ne laisse deviner, à moins de déshabiller mes cicatrices.

Mais je sais le service qu'elle se rend à parler du sexe qu'on n'a pas, ou plus pareil. Car le monde hospitalier ne parle pas de ça. Alors que vous, vous en crevez de ne plus vous imaginer baiser normalement. Evidemment, ça revient. Evidemment, c'est bon aussi. Mais en attendant, c'est un vide immense dont personne ne veut entendre parler.

« Le corps handicapé » égraine les épithètes de la vie d'après : « dépendant », « écroulé », « sale », « comparé ». J'ignore quel effet ces mots exercent sur quelqu'un d'étranger à cette planète-là. Peut-être une impression très clinique. Une des dernières séquences raconte les rêves que fait un des patients, la nuit. Il rêve qu'il marche. Au réveil, il dit qu'il faut « revenir sur terre ». La norme a changé de planète : dans son monde à lui, on ne marche plus.

J'ai pu réapprendre à marcher. Je me souviens comme si c'était hier du jour où il a fallu inventer une nouvelle démarche. Avec plus personne pour se rappeler de quoi j'avais l'air avant, lorsque je mettais simplement un pied devant l'autre.

Ceux que le Monde.fr a rencontrés n'en diront pas autant. Je me demande ce qu'ils pourront penser de cette communauté de destin un peu aberrante qui semble se dessiner à travers ce que je raconte. Peut-être m'aurait-elle semblé profondément absurde à l'époque. A leur place.

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